« Je ne peux pas vous développer. Je peux simplement créer des conditions dans lesquelles vous pouvez vous développer vous-mêmes…Prenez la compréhension de l’Orient et l’énergie de l’Occident, et cherchez. G. I. Gurdjieff
Bien des choses ont été écrites au sujet de Georges Ivanovitch Gurdjieff, du plus positif au plus négatif. Depuis toujours, les maîtres d’éveil dérangent et déclenchent des polémiques de tout genre. C’est ainsi.
Trop peu connu et souvent mal interprété, il fut détesté autant qu’il fut aimé. Il ne laissait personne indifférent. Il a certainement profondément inspiré plusieurs chercheurs de son époque et de nos jours, surtout en Europe et aux États-Unis.
Cet homme remarquable créa une méthode révolutionnaire d’éveil de la conscience pour développer l’Unité manquante dans l’humain, pour sortir de la mécanicité qui maintient dans l’ignorance et l’absence réduisant le développement de la personne.
Voici mon grain de sel pour tenter de partager un peu de ma démarche de plus de vingt ans avec les mouvements sacrés de Gurdjieff.Je peux en dire qu’ils ont pour le moins révolutionné ma façon de vivre et celles de beaucoup de gens que je connais ici et ailleurs dans le monde.
Contexte historique
Gurdjieff est né en 1877 d’une mère arménienne et d’un père grec à Alexandropol en Arménie dans le sud du Caucase. Démontrant une grande intelligence dès son enfance, il fut hautement éduqué. Après avoir été formé comme prêtre et comme médecin, il continuait à ressentir une profonde insatisfaction par ce que la science et la religion apportaient comme réponse à son profond questionnement existentiel.
Très jeune, il s’impliqua dans le groupe des « Chercheurs de vérité »; puis il poussa sa quête jusqu’en Asie, au Proche et au Moyen-Orient, où il voyagea de nombreuses années en quête des enseignements secrets des anciens. Il chercha à tout prix des clés pour comprendre le sens de la condition humaine, la place de l’humain dans l’univers, l’existence et le développement de l’âme en lien avec le corps, la réalité de la mort, de la vie et de son potentiel d’éternité – ce qu’il appelait lui-même « la connaissance de l’Être ».
Il fonda sa première école en Russie en 1912 : L’Institut pour le développement harmonieux de l’homme où de grands esprits tels que Ouspensky, J.G. Bennett, R. Collins, Jeanne de Salzmann et bien d’autres se rencontraient pour étudier ensemble.
Mais en 1919, il dut quitter la Russie avec plusieurs de ses proches (famille et étudiants), les conditions de la révolution russe rendant l’évolution de l’institut impossible.
Après trois ans de déplacements d’une grande ville européenne à l’autre, Gurdjieff établit son institut à Fontainebleau près de Paris, le Prieuré. Des gens du monde entier y séjournèrent pour être initiés à ses multiples méthodes d’éveil et de croissance.
Après s’être remis d’un grave accident où il fut très proche de mourir, son enseignement continua dans l’ombre. Il s’investit alors dans l’écriture afin de pouvoir livrer son enseignement aux générations à venir.
Tout est contenu dans quatre livres : » L’Annonciateur du bien à venir » (The Herald of coming good) et une trilogie « Du Tout et de Tout » (All and everything) : « Rencontres avec des hommes remarquables « , » Récits de Belzébuth à son petit-fils « , « La Vie n’est réelle que lorsque Je suis. »
Il mourut à Paris en 1949, laissant en héritage un riche et complexe enseignement qui nourrit encore ceux et celles qui s’en inspirent de nos jours.
Les mouvements sacrés
Aussi nommés danses ou gymnastiques sacrées, ils tenaient une place importante dans l’approche de Gurdjieff; une forme d’intégration directe pour une évolution personnelle. .
C’est dans la communauté soufie Sarmoung où il a séjourné à plusieurs reprises au cours de ses pérégrinations au Moyen-Orient qu’il fut initié aux danses sacrées.
Le très beau film de Peter Brook, » Rencontre avec des hommes remarquables « , nous montre bien les premières époques de la vie de Gurdjieff. Le film se termine lorsqu’il voit les mouvements sacrés pour la première fois.
Dans ces mouvements uniques en leur genre, il découvrit un véritable langage du sacré par le corps; une sorte d’alphabet d’un autre ordre qui met en lien les trois centres de l’humain : moteur instinctif, émotif et intellectuel, ouvrant à des énergies universelles plus élevées qui font émerger l’essence, ce qu’il nommait la quatrième dimension.
Inspiré par les danses sacrées anciennes et païennes traditionnelles d’Orient et du Moyen-Orient, auxquelles il fut initié, Gurdjieff en créa lui-même des centaines d’autres à partir d’observations et de trouvailles suivant un travail constant et passionné avec ses étudiants.
Pour en appuyer l’exercice, il créa avec Thomas de Hartmann des musiques aux mêmes fréquences que ces mouvements. Comme toute forme d’art sacré, elles sont belles et sobres, contenant l‘essence d’une inspiration pure parfois très proche du silence.
On associe ces mouvements ou danses sacrées à l’art objectif, au même titre que les cathédrales, les pyramides d’Égypte, la musique grégorienne et autre du genre, versus l’art subjectif d’expression artistique personnelle.
Gurdjieff les considérait comme une véritable « science du mouvement » où le mouvement devient un instrument et non pas un but en soi. Le but est la personne en elle-même, car le processus d’apprentissage la met devant les faits de sa réalité. Il offre un terrain d’expérimentation qui ouvre son champ de conscience et permet éventuellement des changements d’attitude libérateurs.
Lui qu’on surnommait « le maître de danse « , disait que nous dansons et bougeons comme nous vivons.
Une présence multidimensionnelle sert l’éveil de la conscience qui se développe graduellement à mesure que le lien se crée entre le corps physique, émotionnel et mental. En réalité, c’est une stratégie pour mettre la pensée au service du corps et le corps au service de la pensée.
La méthode est forte, directe et sans complaisance pour arriver à se connaître soi-même. Nous réalisons peu à peu que nous vivons généralement fragmentés, à moitié endormis dans des habitudes mécaniques de comportements dictés par tous les petits « moi » auxquels nous nous sommes identifiés et limités, généralement basés sur la peur. C’est ce que Gurdjieff appelait « la prison ». Cette qualité d’énergie est viable, mais de très bas niveau, en dessous du potentiel réel de ce qu’il appelait « un vrai être humain », un humain complet.
Par sa nature, le mouvement de l’énergie monte ou descend, il ne se maintient pas au beau fixe. Si nous sommes inconscients, il nous entraîne vers le bas, vers le moins évolué : inertie, paresse, lourdeur, résistance, peur, tension, etc. Ce qui donne le sentiment de ne jamais être vraiment satisfait par la vie et avec raison, puisqu’il manque une grande part: le corps n’a pas accès à l`âme et l’âme ne s’intègre pas dans la réalité de l’expérience.
L’exercice des mouvements sacrés crée un choc qui nous sort du brouillard de l’inconscience qui nous maintient dans la médiocrité de l’approximatif et de l’accidentel : les croyances et projections sur nous-mêmes et sur les autres, la peur de ne pas être bon, de ne pas pouvoir y arriver, l’habitude de laisser tomber aussitôt confronté à une nouvelle difficulté, les tensions, le manque de coordination ou de rythme, la difficulté à saisir une information, le peu de mémoire ou de concentration, le manque de définition individuelle, etc. Tout cela fait partie du travail d’éveil. Peu à peu, des solutions apparaissent, la détente s’installe, la grâce trouve son ‘momentum’ – et le sacré apparaît.
L’observation est la clé majeure de la démarche et la compassion en est l’ingrédient de fond. Le processus s’appuie sur l’effort de l’individu, du groupe, et sur le ‘grand Travail’ (de partout et de tous les temps).
Les mouvements sacrés de Gurdjieff varient dans leur style et par le type d’énergie qu’ils déploient – ils se regroupent en différents genres :
Les Obligatoires nous sortent des habitudes de postures connues et élaborent la base d’un nouveau vocabulaire corporel qui entraîne présence et écoute.
Les mouvements de Dervish, dynamiques et rapides, stimulent l’engagement, la détermination et un certain contrôle du corps.
Les danses de Temple sont fluides et en douceur; elles appellent à la dévotion en nous connectant avec « le plus grand que soi . »
Les Multiplications font évoluer dans des trajectoires mathématiques précises en lien avec le mouvement des planètes; elles déploient à la fois la conscience de l’individu et du groupe dans l’espace.
Les mouvements de Prières, en lenteur et en présence tranquille, intériorisent profondément.
D’autres mouvements aux rythmiques et chorégraphies plus complexes développent particulièrement l’attention divisée et l’esprit d’ensemble.
Cette variété de styles et de degrés d’exigence touche la personne sur différents angles avec toujours la même quête d’alignement des trois forces, instinctive, émotive et intellectuelle, au service de l’unité.
À la recherche de l’état d’attention sans tension
Cet apprentissage exige un engagement certain et un souhait profond d’évolution, mais il n’exige pas d’aptitudes physiques ou de talent artistique particulier. Ce n’est pas de l’ordre des étirements corporels rigoureux de la danse classique ni des exigences d’endurance de l’aérobie, par exemple.
Ils sont vraiment accessibles à tous, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes.
Leur défi tient au fait que ces mouvements ne font pas partie des références habituelles. Comme nous ne pouvons pas compter sur la gestuelle mécanique connue, il faut graduellement développer une capacité de pleine présence afin de répondre aux exigences de la forme. Cela implique un grand travail d’attention qui est l’essence même de cette approche.
Par exemple : les yeux vont tourner une direction et la tête dans une autre; un bras bouge horizontalement pendant que l’autre bouge verticalement; un mouvement s’avère tranchant avec une partie du corps et en rondeur avec une autre partie; différents tempos s’enchevêtrent.
Cette véritable gymnastique interne en lien avec les deux hémisphères du cerveau rééduque le corps afin de pouvoir fonctionner précisément, sans tension inutile qui gaspillerait l’énergie, et retrouver des capacités perdues au cours de l’histoire de vie propre à chaque personne. Le plus étonnant est que tout le monde finit par y arriver, quelle que soit sa condition de départ. C’est un véritable processus qui évolue au rythme individuel de chaque personne.
Peu à peu, nous apprenons à utiliser ‘l’attention divisée ‘, une façon d’assujettir le potentiel mental plutôt que d’être dominé par lui, et d’en favoriser l’expansion.
Un étudiant de Gurdjieff à qui l’on demandait de résumer cette méthode en une seule phrase répondit : » C’est une méthode qui consiste à empêcher que votre passé ne devienne votre futur . »
Suivant le processus du groupe, il arrive d’expérimenter une sorte « d’état de grâce », un moment de réelle présence, de totalité qui nous connecte à l’essentiel, un instant d’initiation qui marque pour toujours.
Nous invitons cet instant par chaque mouvement et dans chacune des mesures afin de pouvoir toucher à ce que nous recherchons tous de façon plus ou moins consciente, la dimension sacrée, l’expérience du Soi… de sorte que cette qualité de présence puisse s’intégrer à la vie quotidienne. C’est le travail d’une vie.
Chandrakala